2010 en revue - A Slow Year

Les facteurs qui entrent dans l'appréciation d'un jeu vidéo sont nombreux et très relatifs ; l'apprentissage d'un système de règles touffu sera un jeu d'enfants pour un habitué d'un genre donné, une cadence trop rapide repoussera ceux qui cherchent avant tout la détente, tandis qu'une interaction agréablement minimale selon quelqu'un apparaîtra comme un festival de l'ennui pour un autre. Quant à la beauté, même si les exceptions à cette règle sont de plus en plus fréquentes, il s'agit d'un critère esthétique très souvent lié à l'emploi de la technologie accessible et à certains standards d'époque.

Mais de tous ces aspects, la "profondeur" est sans doute le le plus abstrait. On dit d'un système de jeu qu'il est "profond" lorsque sa mécanique s'avère souple et complexe, allouant au joueur une marge de manoeuvre intéressante. Rarement réfère-t-on par ce terme aux intentions du créateur, à la particularité de la vision du monde que son ouvrage véhicule. Bref, dans la mesure où l'on décide d'attribuer du "sens" à un jeu vidéo, le joueur l'emporte presque toujours.


Ian Bogost, le concepteur de l'étrange chose qu'est A Slow Year, reconnaît cette ambiguïté. Dans un des courts chapitres "préfaçant" son logiciel, il écrit que "le sens ne provient pas de la fixité de l'idée d'un auteur, mais du jeu libre entre les traces que l'auteur a laissé derrière". À la particularité qu'il ne réfère pas ici au jeu vidéo, mais bien au mouvement "imagiste" de la poésie américaine contemporaine, auquel sont associés des noms comme Ezra Pound et William Carlos Williams. Se fixant des contraintes particulières et suivant ses propres envies, le chercheur de profession s'est donné comme objectif d'explorer cette ressemblance entre les manières "incomplètes" dont se livrent la poésie de type haïku et le jeu vidéo.

Le résultat est déroutant, mais fascinant. A Slow Year est en vérité un rassemblement de petites vignettes programmées sur Atari 2600, représentant une saison chacune. Leur fonctionnement et leurs buts ne sont pas explicitement indiqués, et si l'idée d'un jeu à déchiffrer soi-même a de quoi piquer la curiosité de bien des observateurs (ou les rebuter, c'est selon), elle pourrait tout aussi bien décevoir ceux qui s'attendraient à quelque chose de moins rudimentaire. En effet, le dépouillement total de l'objet complique passablement sa réception ; sa "réussite" relative dépend surtout de l'intérêt que l'on accorde à sa démarche, et de sa volonté personnelle de partager l'expérience du temps qu'il cherche à inspirer.


C'est la nature des actions à effectuer qui, plus encore que l'esthétique pixellisée, distingue la chose d'un jeu vidéo traditionnel. Au tout premier niveau, chacun des jeux se résume à patienter plusieurs secondes, réagir à un signal, puis attendre de nouveau. Une idée qui peut sembler risible au premier regard, mais qui dépasse la simple "contemplation de temps morts" par la manière insidieuse dont chacun des objectifs devient curieusement prioritaire. Archi-minimalistes (bien que poussant occasionnellement les ressources de la console antique à ses limites), les quelques touches de dynamisme visuel et sonore ne peuvent faire autrement que d'attirer l'attention, et contribuent toutes au climat à la fois clinique et serein de l'ensemble.

Pendant ce temps, l'impératif de "performer", de maîtriser chacune des mécaniques, demeure entièrement à la discrétion du joueur ; il est tout aussi légitime d'approcher chacune de ces vignettes comme un simple morceau de temps encapsulé, suivant son cours indépendamment de la "compétence" de l'opérateur. Et c'est dans cette ouverture du rapport à l'objet que réside sa beauté: en l'absence de toute autre distraction, la cadence EST le message, le désir de s'y impliquer ou non en disant plus long sur le joueur lui-même que sur le monde qu'il habite. Dans sa reproduction électronique de petites compulsions anodines émergeant de moments d'observation paisible, Ian Bogost semble avoir mis le doigt sur une tendance profondément humaine à chercher du sens et du jeu là où il n'y en a que très peu a priori. Mais j'aurais tort d'imposer cette lecture à un effort qui se définit par ses espaces à remplir.



De son propre aveu, et sans traduction, le seul souhait du chercheur est d'apporter au joueur "a small measure of intrigue and curiosity and delight, for unlike most videogames, poetry has but those humble goals". Il parle aussi du processus laborieux mais passionnant de conception sur Atari, et de son désir d'en évoquer la lenteur fondamentale. Bref, avec cet essai que d'aucuns pourraient facilement qualifier de "prétentieux", Bogost n'essaie pas de prouver quoi que ce soit ; il se contente de créer à sa guise, pour son propre plaisir d'abord, en espérant toucher quelqu'un, mais sans craindre d'y échouer. Par-delà cette ambition toute simple, c'est la cohérence de la réflexion formelle qui le motive et le détermine, ainsi que l'étrange beauté que dégage son exécution, qui font peut-être d'A Slow Year quelque chose comme un chef-d'oeuvre de design expérimental.

4 commentaires:

  1. Écoute, ça fait plusieurs mois que j'y pense mais je voulais te dire de quoi. Cet article là est incroyable. C'est vraiment bon, mais ça sonne tellement comme un travail de maîtrise que j'ai peur que tu perde ton lecteur. Moi-même y'a des choses que j'ai plus ou moins comprises, et c'est pas parce que c'est pas clair mais probablement parce que j'ai pas ta culture. Initialement, je me suis dit que c'était ton style et que c'était super d'avoir quelqu'un qui écrivait de façon aussi épique, mais là je trouve vraiment que tes articles sont trop durs pour le commun des mortels. Ça peut avoir l'air con mais je pense que tu devrait essayer de faire plus simple et définir parfois des noms et des idées que la personne moyenne comprendra pas. Tu m'avait dit une fois que faire des dissertations, t'était tanné parce que t'avais trouvé une formule automatique qui était toujours bonne. Si tu voulais un petit défi de plus ben je crois que tu peux essayer ce que je propose. Tant qu'on y est, je trouve que c'est le premier article qui me fait sentir un peu stupide face à ce qu'il contient depuis un bon bout de temps. Si tu peux faire un compromis entre ça et le style que tu avait pour tes autres revues de l'année ou pour tes articles perspective en plusieurs blocs (qui étaient corrects) ben j'aimerais mieux ça. Sinon je me sens épais parce que tes articles sont trop intelligents pour moi !

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  2. Un jeu compliqué demande un texte compliqué. Si le texte a été écris sur un ton disons "universitaire", c'est probablement parce que le jeu demande d'être analysé sur un ton comme celui là. Je pense pas que Louis aurait écrit avec le même vocabulaire s'il avait parlé de Rambo.

    Anyway, ça fait quoi si un ou 2 articles de temps en temps sont écris avec un haut niveau de langage? Les gens ont juste à les skipper. Et ceux qui aiment ce genre de lecture vont rester. Il en faut pour tous les goûts. Moi j'écris comme un pied et Louis écrit bien. Donc, ça fait qu'en moyenne, on en a pour tous les niveaux! Ça serait poche qu'on soit aussi dense que Kotaku! :P

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  3. Merci Narf de prendre ma défense, mais je dois faire une petite nuance: lorsqu'on donne l'impression que quelque chose est compliqué, c'est souvent parce qu'on DÉCIDE d'en faire quelque chose de compliqué. A Slow Year est quelque chose de très simple à la base, et je pense qu'il y aurait des tas de façons d'en parler (en bien ou en mal). Pour le reste, je pense effectivement qu'il peut y avoir un intérêt à s'embarquer volontairement dans un texte de type "casse-tête", juste pour le plaisir de le faire, mais qu'il y a toujours un meilleur équilibre à trouver dans la façon dont on présente son raisonnement.

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  4. Et Seb, peut-être que tu n'as pas ma culture, mais tu es fiancé par exemple!

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