Bagarreuse mélancolie - Scott Pilgrim vs. the World


Je ne connaissais rien du petit phénomène Scott Pilgrim avant de tomber sur les publicités de son adaptation cinématographique. Et bien que j'aie aimé le film assez pour aller le voir deux fois, je n'ai toujours pas mis la main sur les bandes dessinées qui l'ont inspiré. On n'aurait donc pas tort de présumer que je suis plutôt mal placé pour écrire sur le sujet, mais mon intention ici est bien précise: mettre à l'écart les rivalités entre les divers médiums artistiques, et vanter les mérites particuliers de Scott Pilgrim vs. the World - The Game, le jeu téléchargeable concocté par les branches montréalaise et chinoise d'Ubi Soft en parallèle de la sortie du film. Vulgaire produit dérivé ou matériel complémentaire légitime? Vous pourriez être surpris...

Mettons une chose au clair: malgré les apparences immédiates, Scott Pilgrim le jeu vidéo n'est pas le rejeton artisanal d'un petit groupe de bidouilleurs passionnés. C'est un objet assemblé par comité, inspecté sous toutes ses coutures et soigneusement calculé pour rejoindre une clientèle spécifique. À preuve, son générique avoisine les dix minutes, répertoriant les innombrables paliers d'une entreprise internationale. Et pourtant, il est difficile de nier ou de résister au charme unique du produit; quelque part entre sa bande sonore phénoménale et sa direction artistique éblouissante, Scott Pilgrim vs. the World dégage une aura qui transcende ses visées mercantiles.

En effet, à commencer par l'extraordinaire pièce-titre, la partition originale du groupe "chip-rock" Anamanaguchi a toutes les chances d'inspirer une sympathie instantanée pour le projet. Tantôt très agressive, tantôt plus relâchée ou joyeusement bondissante, la musique évoque les arrangements des jeux d'antan mais en amplifie les qualités explosives; les «crinque à 11», pour ainsi dire. Tonifiante à souhait, elle a cette rare faculté de s'accorder parfaitement à la cadence visuelle de l'ensemble, et risque même d'influencer en retour le comportement ludique de ceux qui y sont plus sensibles. Mais plus encore, entre les attaques nerveuses et les riffs punk endiablés, elle parvient à glisser une teinte subtile de mélancolie qui s'avère tout à fait appropriée au fond sentimental du récit. L'accompagnement du tout premier niveau, situé dans le plus banal des environnements (une banlieue enneigée de Toronto), est un vrai triomphe à cet égard.


Le festin auditif complémente à merveille la composante visuelle dirigée par l'artiste Paul Robertson, bien connu dans le milieu "geek" pour ses courts films se présentant comme des prototypes de jeux vidéo à l'ancienne. Une manière simple de décrire l'allure de Scott Pilgrim serait de dire qu'il s'agit du "plus beau jeu de SNES jamais créé", avec une emphase sur le "jamais" ; et comme de fait, sa grande beauté provient de ce qu'il ne semble appartenir à aucune ère particulière. Ses pixels sont gras et nettement visibles, et pourtant ses modèles de personnages possèdent une expressivité formidable, tout comme les arrière-plans regorgent de détails infiniment stimulants pour l'oeil. Les puces graphiques d'autrefois n'auraient jamais permis une animation d'une telle fluidité, ni un tel degré de nuance dans la palette de couleurs. Bref, plutôt que de pousser la technologie à ses limites, les artistes d'Ubi Soft ont profité de leur marge de manoeuvre pour composer une esthétique parfaitement délibérée, remuant délicatement les cendres d'un genre épuisé.


Certains joueurs vétérans sont familiers avec River City Ransom, dont les mécaniques et le style visuel sont probablement les plus distinctes inspirations de Scott Pilgrim. Dépendamment de leur âge, beaucoup ont touché dans leur jeunesse au jeu d'arcade des Simpsons, à Turtles in Time, à Final Fight, Streets of Rage ou Double Dragon. Bref, le fait est qu'à un moment ou un autre de leur vie, ceux que l'univers et la thématique de Scott Pilgrim ont le plus de chances de rejoindre ont fait l'expérience d'un style de jeu qui, le progrès électronique suivant son cours, s'est tranquillement estompé. Pilgrim le jeu offre donc la chance de revenir à la "pureté" de ces divertissements innocents, n'ayant jamais été reconnus pour leurs grandes ambitions artistiques, mais surtout de les revoir à travers le filtre de l'imaginaire qu'ils ont aidé à construire. Le résultat est un amalgame étonnamment rafraîchissant de référents terre à terre, de délirantes amplifications ludiques, et de fantaisie libératrice à l'état brut.

Si le film d'Edgar Wright (et sans aucun doute les romans graphiques de Bryan Lee O'Malley) n'ont pas peur de tremper dans la fantaisie, le jeu pousse le métissage d'un cran. Le périple de Scott et ses copains a beau commencer dans les rues, passer par des lieux reconnaissables comme une cour arrière ou une boîte de nuit, il les traîne également dans un temple digne de Fu Manchu, une fabrique de robots carnassiers, et d'étranges anomalies subspatiales. Si la bande s'aiguise les dents sur des brutes de fond de ruelle et des fêtards costumés, elle croise éventuellement le fer avec des dinosaures sur un plateau de tournage, des ninjas dans un restaurant asiatique, et bien évidemment des zombies dans un cimetière sinistre. Sans être tout à fait impeccable (ledit cimetière est un des maillons faibles du trajet, tout comme le temple et ses pièges plus frustrants les uns que les autres), il s'agit d'un croisement délicieusement surréaliste d'un espace urbain parfaitement ordinaire et des lieux communs de jeux vidéos les plus enracinés, pour lequel les designers de tableaux ont déployé des trésors d'imagination visuelle. Il s'agit également de l'itinéraire idéal pour un périple riche en étourdissements.

On pourrait avancer sans trop exagérer que les jeux vidéo d'aventures racontent essentiellement la même histoire depuis Super Mario Bros.: celle d'un vaillant fonceur bravant un parcours semé d'embûches pour atteindre l'objet de sa convoitise. Et comme de fait, Scott Pilgrim vs. The World répond à ses critères ; il semble même en reconnaître l'intérêt assez moindre, à travers des épilogues rapides et somme toute peu concluants, mais d'une ironie savoureuse dans le contexte. Ne cherchant manifestement pas à réinventer la roue de la narration vidéoludique, c'est avec les ponctuations momentanées de l'épopée qu'il se distingue. Changements de décor imprévus (Roxy Richter scindant une rame de train d'un coup de katana), soudaines irruptions de fâcheux adversaires (l'automate géant des jumeaux Kitayagi), renvois hilarants aux éléments d'autres genres (voir l'issue de la "bass battle" avec Todd Ingram); les niveaux de Scott Pilgrim vs. the World sont remplis de surprises tellement bien présentées qu'elles restent agréables après des passages multiples.

Il est intéressant de noter qu'au moment de voir le film, la plupart des développements me sont apparus aussi limpides que si j'avais déjà pris connaissance de l'histoire dans sa forme originale. Sans recourir au moindre dialogue, la mise en scène du jeu s'avère tout simplement assez éloquente pour transmettre fidèlement les grandes lignes de la trame, se permettant quelques libertés ici et là. Presque rien n'est perdu de la substance narrative somme toute assez mince de la version cinématographique, donc ; seuls les moyens changent pour traduire un état d'esprit qui revient à peu près au même.


Cet état d'esprit, c'est la furieuse exaltation éveillée par toute période de grande fébrilité, illustrée ici par les bagarres féroces avec un nombre inépuisable d'adversaires génériques. Proprement débiles dans leur ampleur et leur fréquence, les affrontements sont rendus satisfaisants par des commandes robustes et un éventail d'options remarquablement flexible, particulièrement dans sa généreuse répartition d'armes improvisées. Mais ce qui aurait pu n'être qu'un simple carnage sans cervelle est enrichi par des éléments de jeu à la fois modernes et savamment calibrés pour soutenir l'atmosphère "rétro". Le système de magasinage, parfaitement fonctionnel en tant que pur service, rappelle d'abord le classique japonais Earthbound dans sa présentation visuelle et le genre d'articles offerts, mais atteint un amusant degré d'"authenticité" en reproduisant les informations lacunaires et les délais agaçants typiques des jeux de NES. De même, le système de niveaux et le développement d'attributs tels que la force et la vitesse procurent un agréable sentiment de progression généralement réservé aux jeux de rôle, tandis que la navigation libre entre les niveaux déjà complétés (permettant un clin d'oeil amusant aux "map screens" d'autrefois) fait respirer l'expérience à un rythme confortable.

Le seul véritable inconvénient d'une telle structure de jeu survient lorsque le joueur, confronté à des obstacles trop intimidants, pourrait choisir d'abuser des récompenses artificielles et de la conduite autonome (succombant ainsi à la tentation du "grind") jusqu'à briser la courbe de difficulté assez bien dosée de l'ensemble. Mais de façon générale, le jeu bénéficie de ces touches plus contemporaines, et il ne suffit que de se trouver un ou deux partenaires prêts à s'investir un tant soit peu dans sa logique, ainsi qu'à coopérer de façon dynamique au milieu du chaos, pour atténuer ces problèmes et en tirer quelque chose comme une expérience optimale.

L'inventaire des accomplissements de Scott Pilgrim vs. the World - The Game s'avère donc plutôt impressionnant. C'est une réussite visuelle formidable, aussi agréable à voir en action qu'à manipuler proprement. C'est un jeu de bagarre d'excellente qualité, éprouvant et nuancé. Mais c'est aussi, et à mon avis surtout, un exemple admirable d'expression propre à son langage. On pourrait qualifier le jeu d'«amusant» et s'arrêter là, mais son vrai succès va plus loin que cela; par l'influence croisée de ses éléments ludiques et esthétiques, il communique directement à son joueur, tactilement et intimement, une humeur de fantaisie, de nostalgie et de frénésie. Bien sûr, il le fait en reprenant une formule de jeu d'une efficacité confirmée, en adaptant un succès mineur provenant d'un autre médium, et en émergeant des laboratoires d'une multinationale carnassière. Mais je préfère y voir une réjouissante expérience créative dans un format prometteur (celui du jeu téléchargeable), plutôt qu'un signe d'épuisement d'une industrie si habituée d'apprêter les restes sans imagination.

6 commentaires:

  1. River City Rampage? T'es sûr que t'es pas en train de mélanger «River City Ransom» et «Rampage»?

    En tout cas, de la manière dont tu en parles, on dirait bien qu'il s'agit d'un remake des mécaniques de River City Ransom. Et ça, c'est une maudite bonne chose parce que c'était probablement le meilleur jeu de NES (que personne ne connait).

    Il coûte combien le jeu? Et est-ce qu'une version PC/Mac est prévue?

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  2. Tu aurait du mettre un jump pour un article aussi long, mais excellent !

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  3. Narf tu as raison! J'ai mélangé à cause de Retro City Rampage, qui s'en vient bientôt et que j'ai bien hâte de voir d'ailleurs.

    J'ai oublié le jump mais il me semble que je peux pas en insérer moi-même. Merci pour la remarque!

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  4. Et non à ma connaissance ils vont pas sortir d'autres versions. Il coûte 10 gros dollars.

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  5. (J'ai mis le saut de page)

    C'est dommage qu'il n'y ait pas de version PC (quoi que Ubisoft a l'air d'en avoir rien à foutre des ordis!). J'avais vraiment envie d'y jouer. Au risque de me répété, River City Ransom était le meilleur jeu NES selon moi, un jeu qui tient encore la route aujourd'hui avec nos standards de gamer d'aujourd'hui.

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  6. Si tu parle de Retro city rampage, c'est un jeu de Wiiware, bref tu devrais pouvoir y jouer.

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